Articles du 21 août 2006

La déesse et le boxeur

Ajoutez un commentaire 21 août 2006

L’archiviste comme générateur de réalité (divagation de rentrée)

raquette abandonnée sur les ruines de Nora. Photo par BenideL’homme (et la femme) n’est pas seulement un animal politique mais aussi et surtout un animal qui interprète, l’exégèse étant sa forme privilégiée de s’approprier la réalité. Mais l’interpretation est aussi source de confusion, interpréter est, presque ontologiquement, mal-interpréter, et le traduttore est toujours tradditore.

Au sud de la Sardaigne, loin des paillettes de la jet-set, il existe un site archéologique extraordinaire appelé Nora. Les périodes historiques s’y chevauchent, car le site, palimpseste de pierre, fut occupé successivement par les Phéniciens, les Carthaginois et les Romains, ravagé par les Arabes, foulé par les Espagnols. On croise presque à la entrée du site une colonne appartenant prétendument à “un temple de Tanit” déesse Phénicienne et Carthaginoise. Ceux qui ont affirmé ceci - étayé dans tous les guides touristiques, y compris ceux vendus à Nora - se sont basé sur des bribes -une petite pyramide de pierre semblant appartenir à la déesse, etc. Or, des fouilles et surtout des analyses plus poussées ont permis de déterminer avec une - presque - grande certitude que la bâtiment en question était en réalité une forteresse carthaginoise. On découvre cela sur el site web officiel des fouilles, ténu par des scientifiques.

Encore plus époustouflant, à quelques kilomètres de là, sur l’île de Crète. Le célèbre “Prince aux lys” de Cnossos, présent sur des livres d’art, guides touristiques et cartes postales et “merveilleusement” reconstitué par Sir Arthur Evans, ne serait qu’un fantaisiste assemblage de morceaux appartenant à une déesse et à un lutteur. L’histoire de l’art, et l’histoire tout court, récréée par le délire interprétatif.

Si, dans le cas des fouilles archéologiques, la responsabilité se situe au niveau de la reconstruction,et la compréhension à partir des éléments conservés naturellement (ayant subi, il est vrai, en occasions, les déprédations des hommes et du temps), il en va différement des documents - papier ou autres - dont l’archiviste - quand il / elle existe - a la responsabilité. Dans son cas il s’agit d’une intérpretation qui guidera un jugement conduisant à un choix qui, lui, conditionnera les interprétations futures des historiens. Choix (cornélien allais-je dire, tombant comme une mouche dans le miel tiédasse du lieu commun) des documents à conserver ou à détruire. Le background culturel, la science historique acquise et la connaissance de l’institution constituent évidemment des atouts pour effectuer le “bon” choix. Bon choix dans le moment présent, mais on travaille, en principe, pour l’avenir. Et dans l’impossibilité de tout conserver, car même la Terre a une superficie limité à 510 100 000 km2, l’archiviste façonne à sa façon la vision que les générations futures auront du passé (dévoile, cache). L’art du bon choix c’est aussi l’art de l’ellipse et le conservateur devient créateur (l’ombre du docteur Frankenstein plane un moment et puis s’efface) . Ainsi, la corruption naturelle du temps, les intempéries et les impondérables de la bêtise humaine (et là la mouche tombe effrontément) se joindront à la sélection du spécialiste et rendront moins improbable la rencontre du parapluie et de la machine à coudre sur la table de disection. Sont elles venues de leur propre gré, par force…? Voici l’une des question cruciales à répondre avant tout.. mais comme répondre correctement si…?

Et là nous pourrions tomber dans les éternelles questions philosophiques (et même bibliques) : “qu’est que la vérité?, etc.” Donc pour couper court nous parasitons John C. Powys, auquel nous consacrérons peut-être un billet :

La vie n’a pas de vérité intrinsèque Pas plus qu’elle n’a de vérité extrinsèque Elle n’a pas de vérité, un point c’est tout.

Dur à avaler pour un professionnel de la mémoire, censé être au service de la / une vérité. Dur de penser que tout, même les inventaires, les calendriers de conservation et les billets de blog légèrement inutiles retourneront à la poussière de la confusion et de la dissolution du sens. Car Tout retournera à cette bonne vieille poussière (les boîtes de conservation non acides n’y pourront rien). Heureusement la poussière, disait un restaurateur renommé, est aussi information. Ouf!


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