Articles dans 'Lectures'
23 novembre 2014
« Des incidents insignifiants se produisent parfois, comme le jour où un religieux le retint par le pan de sa chemise en s’écriant : ‘Et un feu descendra du ciel qui te consumera tout entier’, ou décisifs, tel le cheval qui tourna sa tête pour le fixer longuement sans broncher ». Yoel Hoffmann
L’identité est un serpent ailé, un diamant caché, un ruisseau scintillant, un tambour bercé par une flûte. Qu’elle se définisse culturelle, cultuelle ou « tout simplement » gravitationnelle, elle demeure, façonne, construit avec les mots, avec les lettres -matière première de l’univers. Trois destinées historico - littéraires, trois livres, trois parcours. Une source commune. Une source nourrissant les vases communicants de la création.
Eric Fottorino, découvre, à appel du sang, des recherches et des voyages, ce qui le relie à des ancêtres du désert et des montagnes – les juifs berbères du Maroc. Berbères ? Comme Saint Agustin, comme Tariq le conquérant de l’Andalousie ? Oui, mais juifs, pratiquant une foi ancienne et vivant en harmonie avec leurs frères musulmans. Jusqu’à au départ massif pour la terre sainte. Cela donne un livre, mémoire et témoignage, regorgeant de tendresse et d’étonnement.
Semblable et bien différent à fois est le cas de Samir Naqqash. Juif, Kurde, Irakien, tout cela à la fois, il s’est débattu toute sa vie avec la pluralité des eaux qui l’abreuvaient. Au point de prendre la difficile décision de n’écrire qu’en arabe, tout en s’installant en Israël, ce qui rendu ses livres très confidentiels, isolé qu’il était de ses compatriotes par la langue, des arabophones par son origine. Alors que Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, le considérait comme l’un des plus grands auteurs « écrivant en arabe ». Shlomo le Kurde, personnage du livre éponyme, tient de son auteur en plus truculent. Commerçant, aventurier, sage et par dessus tout homme juste, il subit les déchirements de l’histoire (des histoires), réussissant toujours à conserver la dignité, et le respect de et pour les autres communautés, humaines et religieuses. Belle leçon d’écriture, de tolérance - et de vie.
Que fait un israélien d’origine hongroise dans un monastère Zen ? Il médite sur la la légèreté et le vide, sur un Atlas qui porterai tout le poids de monde avec des mots. Quand il rentre du Japon Yoel Hoffmann est professeur de bouddhisme - et écrivain. Son personnage Bernhard déambule par les rues de Tel Aviv, de Jérusalem ou du ciel, conjurant la douleur (de la mort de sa femme, de la barbarie nazie) par un absurde apparent plein de tendresse, et d’une sagesse qui, à la manière Zen, secoue par l’inespéré, créant ainsi une fissure lumineuse par laquelle se laisse deviner la pléthorique futilité des choses : le banal / l’essentiel. L’unité dans la diversité.
Et les trois nous offrent ainsi des moments de lecture intenses et inoubliables.
Bibliographie :
1-Fottorino, Eric, Fils de Berbères, Paris, Philippe Rey, 2012
2-Naqqash, Samir, Shlomo le Kurde, Paris, Galaade, 2014
3-Hoffmann, Yoel, Bernhard, Paris, Galaade, 2008
6 septembre 2010
En relisant Kafka, Orwell et la(s) presse quotidienne
Quatre légendes nous rapportent l’histoire de Prométhée : selon la première, il fut enchaîné sur le Caucase parce qu’il avait trahi les dieux pour les hommes, et les dieux lui envoyèrent des aigles, qui lui dévorèrent son foie toujours renaissant.
L’immunité des civils, qui est une des choses qui a rendu la guerre possible, a définitivement volé en éclats… Je ne le regrette pas. Je ne peux concevoir que la guerre soit «humanisée» quand le massacre se limite aux jeunes hommes et qu’elle soit «barbare» quand les vieux meurent aussi.
Selon la deuxième, Prométhée, fuyant dans sa douleur les becs qui le déchiquetaient, s’enfonça de plus en plus profondément à l’intérieur du rocher jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui.
Comme beaucoup de gens dans ce pays, je commence à être las de toutes ces bombes. Mais je m’élève contre l’hypocrisie qui consiste à accepter la force comme instrument tout en poussant des cris d’orfraie face à l’usage de telle ou telle arme particulière; et aussi contre l’hypocrisie qui consiste à dénoncer la guerre tout en souhaitant préserver le type de société qui la rend inévitable.
Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des millénaires : les dieux oublièrent, les aigles oublièrent, lui-même oublia.
Le véritable ennemi c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.
Selon la quatrième, tout le monde se lassa de l’absurde histoire. Les dieux s’en lassèrent, les aigles s’en lassèrent et, fatiguée, la plaie même se referma.
Extraits de F. Kafka, Prométhée et G. Orwell, A ma guise : chroniques 1943-1947
21 décembre 2009
Dans la pièce de Boris Vian “Les Bâtisseurs d’Empire” on trouve un étrange personnage, le Schmürz, souffre-douleur par excellence, réceptacle de la colère et de la frustration des autres. Les autres, qui, au fur et à mesure que leur univers se réduit, se décompose, versent sur la pauvre victime leurs envies de destruction. Il y a toujours un Schmürz. Il change de couleur, de religion, de nom. Mais il est toujours là, valve d’échappement des sociétés à la dérive. Ainsi, à l’approche des fêtes, j’ai trouvé intéressant d’accompagner cette ébauche de post d’un poème de Cavafis, que, je ne sais pas pourquoi, j’associe avec le Schmürz.
EN ATTENDANT LES BARBARES
Qu’attendons-nous, rassemblés sur l’agora?
On dit que les Barbares seront là aujourd’hui.
Pourquoi cette léthargie, au Sénat?
Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.
À quoi bon faire des lois à présent?
Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.
Pourquoi notre empereur s’est-il levé si tôt?
Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte de la ville,
solennel, assis sur son trône, coiffé de sa couronne?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que notre empereur attend d’accueillir
leur chef. Il a même préparé un parchemin
à lui remettre, où sont conférés
nombreux titres et nombreuses dignités.
Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs sont-ils
sortis aujourd’hui, vêtus de leurs toges rouges et brodées?
Pourquoi ces bracelets sertis d’améthystes,
ces bagues où étincellent des émeraudes polies?
Pourquoi aujourd’hui ces cannes précieuses
finement ciselées d’or et d’argent?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que pareilles choses éblouissent les Barbares.
Pourquoi nos habiles rhéteurs ne viennent-ils pas à l’ordinaire prononcer leurs discours et dire leurs mots?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que l’éloquence et les harangues les ennuient.
Pourquoi ce trouble, cette subite
inquiétude? - Comme les visages sont graves!
Pourquoi places et rues si vite désertées?
Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux?
Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus
et certains qui arrivent des frontières
disent qu’il n’y a plus de Barbares.
Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares?
Ces gens étaient en somme une solution.
C. Cavafis
21 mai 2006
Voici un livre qui joue avec les mots et leurs définitions. Mots-valises, invitation au voyage loufouque de l’imagination verbale débridée. Ils touchent nos professions : ainsi l’anarchiviste, qui range de manière tellement chaotique que les documents deviennent introuvables, décourageant ainsi toute consultation (n’en connaissez-vous pas?). Serait-il astreint à l’oubligation, qui s’oppose au devoir de mémoire? Nous voyons aussi le biblioteckel, ce petit toutou, terreur des rats de bibliothèque et cause de la baisse de la fréquentation.
Dans nos institutions, comme partout, il y a toujours un lavaboss qui sur-veille à la propreté des cabinets. Quant à celle de la langue, elle est assurée par des académiliciens dont le très connu gendarmesson qui, honni soit soit qui mal y pense, ne fait pas de littératerre.
Il y a bien entendu, ds définitions plus réussies que d’autres. Nous n’épuiserons pas ici ce parcours hilarant, il faut le lire. On y trouve même un clin d’oeil à la Suisse avec l’oraclette, héritière peut-être des arts divinatoires celtiques.
Alain Créhange, c’est le nom de l’auteur, a déja écrit, dans la même veine, Le pornithorynque est un salopare. Comme il n’a pas encore tout exploité, et qu’il suscite des vocations, offrons-lui, avant de conclure, l’omégalomanie : comportement pathologique, propre aux détenteurs des montres d’une certaine marque, consistant à se prendre pour James Bond. Et, bien de chez nous, la nantise, cette obsession de l’opulence.
Et maintenant pour les intéressé-e-s:
Le livre :
CREHANGE, Alain, L’anarchiviste et le biblioteckel : dictionnaire de mots-valises, [Paris], Ed. Mille et une Nuits, 2006
Le site d’Alain Créhange :
http://perso.wanadoo.fr/alain.crehange/index.html
Bonne lecture.
PS : si cela vous dit, vous pouvez laisser en commentaire ici vos mots-valises.